Histoire & légende

RIEUPEYROUX, UNE SAUVETÉ BÉNÉDICTINE EN SÉGALA

Le site de Rieupeyroux (rivo petroso), dont le point culminant (804 m) est occupé par la chapelle de Modulance, autour de laquelle est attachée une légende ancienne mettant en scène le géant Gargantua, s’inscrit dans les paysages granitiques et schisteux du Ségala, où de vastes plateaux ouverts sont interrompus par des fonds de vallées dans lesquels s’insinuent les rivières qui alimentent le Viaur et l’Aveyron.


Comme Villeneuve-d’Aveyron et Naucelle, Rieupeyroux a pour origine une sauveté (salvita) datant de l’époque romane. Le bourg s’est en effet développé spontanément autour d’une église et d’un monastère bénédictin qui ont été fondés par l’abbaye Saint-Martial de Limoges sur une ancienne terre seigneuriale. Ce terrain, un alleu, lui a été donné par Escaffre (Iscanfred ou Ischafede), fils aîné du seigneur de Peyrolles, chevalier et pèlerin, qui mourut sans héritier masculin. La mention de cette fondation est authentifiée par un acte datant de 1030 ou 1031 dans lequel la puissante abbaye bénédictine rappelle ses droits contre les prétentions de seigneurs locaux qui se disent héritiers et revendiquent la terre donnée par Escaffre.

La fondation de la sauveté de Rieupeyroux intervient donc au lendemain des grandes peurs émanant du millénarisme et des visions apocalyptiques, puis de synodes qui donnèrent lieu à un mouvement de paix initié par l'Église, appelé la Trêve de Dieu. Ce mouvement, qui connut son apogée lors de la réforme grégorienne, est fondamental pour ce qui concerne l’histoire du peuplement. Cette réforme engagée par la papauté entre 1060 et 1080 incitait en effet l’aristocratie militaire à cesser les violences qu’elle exerçait alors sur les plus démunis (paysans, artisans, marchands, clergé) et à distribuer une partie de ses terres à l’Eglise afin de favoriser l’émergence de nouvelles paroisses et de contribuer au salut des âmes. Des sauvetés, villages ecclésiaux disposant d’une zone d’immunité, se constituèrent alors spontanément autour d’un prieuré ou d’un monastère dont le territoire foncier, souvent vaste et doté de nombreuses ressources naturelles, était desservi par un réseau de chemins et de routes. Ces terres sauves, dont les limites étaient marquées par des croix de pierre monumentales, étaient en principe inviolables. Quiconque y pénétrait armé et sans l’autorisation de l’abbé s’exposait à l’excommunication, menacé de ne recevoir ni l’extrême-onction ni la sépulture…

Ce mouvement qui donna lieu à la création de très nombreux villages et bourgs dans la France méridionale participa à la structuration de nouvelles paroisses, indispensables à l’évangélisation de la population rurale, au renforcement du réseau urbain et routier, et à la mise en économie de l’espace rural. A Rieupeyroux, et comme dans toute sauveté, les habitants, qui étaient soumis au pouvoir de l’abbé et tenus d’effectuer des corvées, disposaient d’un lot à bâtir intra muros (ayral) destiné à établir leur maison, et d’une pièce de terre cultivable (casal ou ort) située à l’extérieur du bourg. Jouissant de la protection spirituelle et matérielle que leur offrait le monastère, et de la possibilité de s’émanciper progressivement, les habitants, paysans et artisans, participaient à la mise en valeur de l’espace agricole et forestier, favorisant des échanges économiques, nécessaires et indispensables à la croissance et au rayonnement de la communauté monastique.

Le bourg initial, qui domine l’église paroissiale, occupe le versant oriental d’une colline au fond de laquelle serpente un cours d’eau. Comme l’a analysé justement Jean Delmas, le plan régulier de Rieupeyroux, dont les deux axes majeurs sont la carrieira drecha (rue Droite) et la carrieira naulta, semble avoir été plaqué au croisement de routes anciennes, dont l’une, une draye menant de l’Albigeois au Lévezou, utilisée pour conduire les troupeaux, permettait sans nul doute à l’abbaye de percevoir de substantielles taxes de passage relatives à la transhumance (solatges) et à l’acheminement de marchandises (tonlieu, leudes).

La sauveté, dont les limites ont été fixées définitivement par une enceinte fortifiée construite au tout début de la guerre de Cent Ans (l’enceinte urbaine, flanquée de plusieurs tours, mentionnée dès 1356, semble avoir été construite après le pillage et l’incendie du monastère et de son église par des Routiers en 1350), adopte un plan quasiment orthogonal. La partie centrale de la trame urbaine est occupée par une place de marché, de dimensions modestes et aménagée sur une pente prononcée. Le plan régulier de la sauveté et la position presque centrale de sa place préfigurent ce qui deviendra une règle dans les bastides aux 13e et 14e s.

La place du Gitat conserve de l’époque médiévale un assez grand bâtiment, ouvert par des arcs de boutiques, dont l’usage devait être dédié au stockage et à la vente de marchandises. Au rez-de-chaussée, dont la salle était subdivisée par des murs de refend percés de larges arcs brisés, et qui permettait sans doute d’entreposer et de vendre des céréales (seigle pour l’essentiel), des draps de laine, des pièces de chanvre et tout autre production agricole ou manufacturée, étaient associées des caves dont l’usage devait être lié au stockage du vin. La partie haute, largement modifiée au 19e s., semble avoir servi de Maison commune aux consuls qui administraient le bourg jusqu’à la fin de l'Ancien Régime. A proximité de cette place, se dresse la vasque de la fontaine du Griffoul, attribuable au 17e s., ainsi que les vestiges de canalisations de pierre qui alimentaient un bassin secondaire dans lequel venaient boire les chevaux et le petit bétail.

Du milieu et de la fin de l’époque médiévale, subsistent les portes à arc brisé ou en anse de panier, les jours étroits qui éclairent le rez-de-chaussée de magasins et d’ateliers, et les croisées d’un certain nombre de maisons en pierre. Quelques demeures à pan de bois, de facture et de dimensions assez modestes, et sensiblement plus tardives, laissent deviner les encorbellements qui prolongeaient jadis leurs étages au-dessus de la rue.

Au bas du bourg, se dresse l’enveloppe haute, vaste et massive de l’église Saint-Martial, classée au titre des Monuments Historiques. L’édifice, qui englobe les vestiges de l’église romane primitive (il en subsiste plusieurs colonnes et chapiteaux), a été reconstruit massivement au XIIIe siècle, puis fortifié au début de la guerre de Cent Ans (1356), adossé et intégré aux remparts. En effet, au sommet de la nef et du chœur de l’église a été percé un couloir de circulation défensive (gaine) qui repose sur une couronne de mâchicoulis composés d’arcs bandés entre les contreforts. Au milieu de ces arcs sont aménagés de petits assommoirs qui permettaient de contrôler la base des murs, d’effectuer des tirs plongeant à l’aide d’un arc ou d’une arbalète, et de projeter des pierres qui étaient montées dans les combles et chargées à dos d’homme. Ce dispositif de gaine et de mâchicoulis sur arcs, assez remarquable en raison de ses proportions et de la qualité de sa mise en œuvre, fort précoce à Rieupeyroux, équipait un certain nombre de châteaux forts dès le XIIIe siècle ou le début du suivant.

Ce dispositif de défense sommitale, qui complétait et renforçait celui de l’enceinte, et dont l’on dota tardivement  certaines églises romanes ou gothiques du Rouergue au XVe siècle (Souyri, Sainte-Radegonde, Boussac, Sainte-Croix), permettait de mettre en sécurité les biens et les reliques de l’église et de son monastère, d’offrir un réduit de fortune à la population, mais également de protéger l’énorme quantité de grain qui était entreposée alors dans les combles de l’église. Cependant, ces travaux coûteux n’empêchèrent en rien la petite ville, de se rendre à Jean de Chandos, représentant du roi d’Angleterre en Rouergue, et d’être occupée par une garnison anglaise de 1362 à 1368.

Christophe EVRARD

Animateur de l’architecture et du patrimoine


Merci infiniment à Christophe Evrard, qui nous a donné , gracieusement, l'autorisation de reproduire ce texte pour le mettre à la disposition du public